14
Bak marchait le long de l’eau sans s’éloigner des arbres pour se fondre dans leur ombre, accentuée par le jour naissant. Si d’aventure Ouaser apprenait cette rencontre, il ne pardonnerait pas à Meret de divulguer ses affaires privées, surtout au policier dont il s’était ingénié à contrecarrer les efforts. Elle serait sans doute battue et, cela, Bak ne voulait pas l’avoir sur la conscience.
La matinée était belle et douce, la terre pas encore réchauffée par Rê. Sous le ciel clair, d’un bleu d’azur, les arbres s’animaient de chants d’oiseaux, trop sonores pour qu’on entende le bruissement des feuilles dans la brise suave, ou les rapides, dont la voix atténuée par la distance semblait un chuchotement.
Kasaya sortit du couvert des arbres à une vingtaine de coudées devant Bak et pénétra dans le fleuve. Il cabriola dans l’eau comme s’il était né d’Hapy, plongeant, roulant, sautant, se laissant emporter par les flots puis luttant pour remonter à contre-courant. Ce spectacle était destiné à la femme, comprit Bak. Le Medjai faisait montre de sa vigueur juvénile, de son grand corps bien découplé et de sa bonne humeur.
Bak s’approcha du coin où Kasaya était entré dans l’eau. Devant lui, la rangée d’arbres s’incurvait en s’éloignant de la berge, puis s’en rapprochait, délimitant un demi-cercle sablonneux parsemé de rochers aplanis par les intempéries et de buissons dans des bandes de terre noire et grasse. L’endroit était une mare stagnante au plus fort de la crue, mais, pour l’heure, il était idéal pour les lavandières de la région. Des draps blancs à en brûler les yeux séchaient déjà au soleil, étendus sur des rochers.
Une jeune femme de dix-sept ans environ, aux traits fins, était agenouillée au bord de l’eau. Elle regardait souvent Kasaya et riait avec délice de son spectacle tout en frottant une robe tachée de vin à l’aide d’une substance blanche – du natron. Sa longue tunique de lin était nouée haut sur ses cuisses, révélant des jambes aussi minces et musclées que ses bras nus. Ses cheveux tirés en arrière étaient cachés à l’intérieur d’un linge protecteur en forme de sac. La sueur baignait son front, auréolait le dos et les aisselles de sa robe.
Bak adopta un pas traînant pour l’avertir de son arrivée. Elle jeta un coup d’œil dans sa direction, se releva aussitôt, rougissante, la robe serrée contre sa poitrine, et tenta maladroitement de le saluer.
Soupçonnant que Kasaya avait exagéré son importance, Bak s’efforça de la mettre à l’aise :
— Poursuis ta besogne, Meret.
Il s’accroupit au pied d’un arbre, afin qu’elle comprenne qu’il respectait son désir de ne pas être vue en sa compagnie.
— Kasaya m’a dit que tu es prête à me parler de la vie à la résidence.
Elle hocha la tête, la voix coupée par la timidité ou peut-être par la honte à l’idée de commettre une trahison.
— Personne ne le saura, je t’en donne ma parole.
— Kasaya dit que tu es un homme d’honneur, mur-mura-t-elle en tombant à genoux, courbée sur la robe tachée. Que veux-tu savoir ?
Meret ayant à charge la tâche dégradante de laver du linge, il devina qu’elle était une humble servante, qui aidait à la cuisine, faisait les lits, ôtait la poussière et balayait en plus de s’occuper de la buanderie. Cependant, dans les forteresses jouxtant la frontière, les demeures étaient petites et les usages moins stricts. On pouvait donc supposer qu’elle assistait quelquefois Aset à sa toilette. En outre, elle échangeait certainement des potins avec les autres servantes.
— Comment ta maîtresse se conduisait-elle vis-à-vis du lieutenant Pouemrê ? Semblait-elle éprouver un sentiment pour lui ?
— La maîtresse n’est qu’une enfant, répondit Meret avec un sourire attendri qui pardonnait à Aset toutes ses fautes. Sa mère est morte alors qu’elle était encore bébé. Si son père s’était remarié, elle aurait appris à être une femme. Au lieu de cela, il cède à ses caprices et lui épargne tout sujet d’inquiétude. Elle joue avec son affection, et comme c’est la seule attitude qu’elle connaisse, elle agit de même avec tous les hommes en espérant les avoir à ses pieds, à l’instar de son père. Le lieutenant Pouemrê ne faisait pas exception à la règle.
Elle s’interrompit brusquement et rougit d’en avoir tant dit.
« Un bien long discours pour une personne timide, pensa Bak, et aussi bien étonnant. Deux femmes proches par l’âge, l’une chargée des besognes les plus ingrates, l’autre sa maîtresse choyée, et pourtant celle qui n’a rien adore celle qui a tout. Kasaya l’a sûrement ensorcelée, pour qu’elle consente à parler. »
Bak vit le Medjai sortir de l’eau afin de s’installer au pied d’un arbre, d’où il pouvait surveiller le chemin de la forteresse et d’éventuels gêneurs.
— Et le lieutenant Nebseni ? s’enquit Bak. D’après ce que j’ai vu de lui, il semble être son esclave, bien qu’à son corps défendant.
— Ils sont fiancés.
Bak en siffla de surprise.
— Je n’avais pas entendu un traître mot à ce sujet. Pourquoi personne n’y fait-il allusion ?
— Elle refuse de se marier.
Remarquant que Bak haussait un sourcil, Meret s’empressa de défendre sa maîtresse :
— Elle n’a aucun désir de blesser le lieutenant ; il ne lui est pas indifférent. Mais elle souhaite par-dessus tout vivre à Kemet, alors que lui aime servir sur la frontière. Elle craint qu’ils ne soient pas heureux.
— Ouaser la laisse jouer ce petit jeu ? s’étonna Bak avec dédain.
— Cela ne l’enchante pas, admit Meret, qui aspergea l’étoffe de natron et frotta la tache entre ses phalanges. Les fiançailles ont eu lieu à son instigation. Le lieutenant et lui sont aussi proches qu’un père et un fils.
Elle sourit, frappée par une idée :
— C’est pour ça qu’Aset jouait les coquettes avec le lieutenant Pouemrê. Elle trouvait amusant de défier son père tout en faisant rager son fiancé.
Bak se dit que cela relevait davantage d’une manœuvre que de la taquinerie. Plus probablement, elle se souciait de ce que pensaient les deux hommes comme du sable du désert. Elle visait uniquement à épouser un noble et à mener une vie oisive sur un grand domaine de Kemet.
— Comment Pouemrê réagissait-il ?
— Le jeu lui plaisait, mais il gardait ses distances, dit-elle en se rembrunissant. Nous qui servons à la résidence, nous savions qu’il avait une compagne, la fille de l’armurier Senmout. Nous avons bien essayé d’avertir Aset mais… – de nouveau, le tendre sourire indulgent – elle a toujours été si sûre de ses charmes !
— Ta maîtresse l’a-t-elle conquis, finalement ?
— Je ne sais pas.
Meret leva les yeux vers Bak et lui lança un regard ouvert et direct, exempt d’artifice et de timidité. Le regard du mensonge, il en était certain.
— Je ne te demande pas si elle a obtenu une promesse de mariage, Meret. En ce cas, elle aurait chanté victoire à la face du monde entier. Je veux savoir – je dois savoir, insista-t-il avec emphase – si elle a couché entre ses bras et lui a permis d’emplir son ventre d’un enfant.
— Non ! protesta Meret, sa feinte innocence remplacée par un désarroi sincère.
— C’est pourtant ce que racontent les hommes de la caserne.
— Alors voilà pourquoi… dit-elle avant de plaquer sa main sur sa bouche. Mais non, ce n’est pas vrai !
Bak vit qu’il avait touché le point sensible.
— Les simples soldats, comme les marchands et bien d’autres encore, affirment qu’elle porte un enfant dont Pouemrê est le père.
— Il ne l’a pas touchée ! Elle le provoquait, c’est tout. Je sais de quoi je parle, moi qui lave ses draps et son linge.
Elle s’empourpra à cette allusion implicite au cycle menstruel de sa maîtresse. Les yeux baissés, elle murmura :
— Pourquoi faut-il que vous, les hommes, vous voyiez toujours le mal partout ?
Bak en resta sans voix. Oui, il avait supposé le pire, mais pas au sens où elle l’entendait. Il avait interprété la mauvaise volonté de Ouaser et de Nebseni dans la perspective d’un complot contre Amon-Psaro. Cette humble servante venait de lui rappeler involontairement que l’explication évidente, plus intime et personnelle, était bien souvent la bonne.
Il s’approcha d’elle et la souleva par les épaules.
— Écoute-moi, Meret ! Tu dois être franche avec moi, sinon, beaucoup d’hommes mourront peut-être, des innocents qui n’ont commis aucun mal.
Elle fixa sur lui des yeux agrandis par la frayeur. Il la secoua sans ménagement, la forçant à acquiescer.
— Dis-moi : comment Ouaser, Aset et Nebseni se comportent-ils lorsqu’ils sont seuls dans la même pièce ? Paraissent-ils méfiants ? précisa-t-il, voyant qu’elle ne comprenait pas. Chacun semble-t-il taire un secret coupable, tout en considérant les deux autres d’un air soupçonneux ?
— Comment as-tu deviné ? chuchota-t-elle avec un respect craintif.
Il planta un gros baiser sur son front salé par la sueur et la libéra.
— Kasaya ! appela-t-il en se dirigeant d’un pas énergique vers le sentier ramenant à Iken, derrière les arbres. Traite cette femme comme une reine. À moins que je ne m’abuse, elle a réduit de moitié le nombre des questions qui me taraudaient.
Kenamon parcourait rapidement la rue en compagnie de Bak. L’ombre des bâtiments enduits de plâtre blanc creusait les lignes qui barraient son front soucieux.
— Je prie pour que tu aies vu juste, dit le vieux prêtre. Si chacun des trois protège les deux autres, peut-être aucun n’est-il coupable.
Bak l’attira sous un porche pour éviter un tout petit homme conduisant cinq ânes chargés de pichets d’un rouge satiné, s’entrechoquant bruyamment.
— Si je peux éliminer un nom de ma liste de suspects, je considérerai que les dieux m’ont souri. Si je peux en éliminer deux, j’aurai le sentiment qu’Amon lui-même m’a pris par la main.
— Et si l’un des deux, soit Ouaser, soit Nebseni, avait assassiné Pouemrê ?
— Je doute de survivre au choc que me causerait une solution aussi simple.
— Et Aset ?
— Si mes réflexions m’ont conduit sur le chemin de la vérité, elle est servie telle une idole autour de laquelle dansent son père et son fiancé.
— Le commandant aurait dû la confier à un homme plus ferme depuis longtemps.
Le dernier âne passa en trottinant et ils reprirent leur route. La rue était encombrée, à cette heure encore fraîche du matin, et bourdonnait des bavardages des soldats et des marchands, des civils qui avaient à faire à l’intérieur de la forteresse. Bak et Kenamon ne croisèrent que deux femmes, une épouse d’officier et sa servante chargée d’un panier vide, se rendant au marché.
À un croisement, ils marchèrent quelques instants à côté d’un contingent de nouvelles recrues, dix jeunes gens qui sentaient encore leur campagne, menées au pas cadencé par un lancier grisonnant. Plus loin, les officiers de la garnison et leurs sergents sortaient de la résidence, au terme d’une réunion où l’on avait dû discuter de la présentation des armes à l’entrée d’Amon-Psaro et de sa suite. Bak salua d’un signe de tête ceux qu’il connaissait : Houy, Senou, Inyotef et Nebseni. L’archer parut regarder à travers lui comme s’il n’existait pas.
— Je te souhaite plus de chance avec Ouaser que tu n’en auras avec celui-là, murmura Kenamon en désignant Nebseni du menton. Un jeune homme entêté, qui protège les siens.
— Aset est la clef de tout, mon oncle, j’en ai la conviction.
Bak et Kenamon pénétrèrent dans l’édifice et descendirent un long couloir débouchant sur une cour à piliers pavée de pierre. Près de la porte, un garde dégingandé, bâillant à s’en décrocher la mâchoire, considérait le tout-venant avec l’indifférence d’un homme dont rien ne rompait jamais la routine. À travers un portique, on apercevait plusieurs scribes grattant leur calame sur la surface lisse des papyrus déployés sur leurs genoux. Sur le seuil de son bureau, Ouaser toisait un jeune marchand qui arborait un large collier de perles, des bracelets de bronze et un anneau luisant à chaque doigt.
— Je refuse d’écouter tes récriminations plus longtemps ! lui lança le chef de la garnison. Trouve un autre abri pour tes bêtes, c’est mon dernier mot.
Rouge, les yeux brillant de colère, le marchand fit une ultime tentative :
— C’est que j’ai quarante-huit ânes épuisés après leur longue marche vers le nord. J’espérais qu’ils pourraient se reposer ici, et maintenant je vais devoir pousser jusqu’à Kor !
— Qu’il en soit ainsi, répliqua le commandant, qui n’était pas d’humeur à compatir. La suite du roi Amon-Psaro en voyage comprend un nombre colossal de bêtes de somme. Elles occuperont tous les enclos dont nous disposons.
Grimaçant de fureur, le marchand en fut réduit à tourner les talons.
Ouaser lança à Bak un regard peu amène, remarqua le vieux prêtre derrière lui et esquissa un sourire las. Il les invita à entrer dans son bureau et s’affala dans son fauteuil.
— Je dois l’admettre, rien ne me séduirait plus en ce moment que de renvoyer Amon-Psaro et sa suite d’où ils viennent. On aurait cru qu’Amon serait plus difficile à satisfaire, mais non. Il siège dans la demeure d’Hathor, auguste et silencieux dans sa châsse, tandis que nous mettons cette cité sens dessus dessous pour un roi sauvage venu d’un pays inculte.
— Amon-Psaro a grandi dans la maison royale de Ouaset, lui rappela Kenamon. Je doute qu’il soit moins civilisé que nous.
— Nous en jugerons bientôt. Bak, Houy m’a appris que le fort de l’île serait bientôt habitable. Je te dois des félicitations.
— J’ai une équipe pleine de bonne volonté et de courage.
Sans attendre d’invitation, Bak souleva un tabouret coincé entre les corbeilles remplies de papyrus et l’offrit à Kenamon, qui s’assit devant le commandant. Lui-même préféra rester debout, contraignant ainsi Ouaser à lever la tête pour le voir.
— Nous ne venons pas parler du fort, mais de la nuit du crime.
Ouaser crispa les doigts sur l’accoudoir de son fauteuil.
— Que puis-je vous dire ? J’ai réuni mes officiers pour débattre du voyage du dieu jusqu’à Semneh. Quand nous avons défini les différents plans envisageables, ils sont partis et, pour ma part, je suis allé me coucher.
— Et ta fille ? Aset était-elle dans son lit ?
— Certainement.
La réponse était venue trop vite. Ouaser expliqua avec un sourire contrit :
— Elle est grande depuis longtemps, mais je continue de penser à elle ainsi qu’à une enfant. Je vais la contempler chaque nuit, comme lorsqu’elle était bébé. Je vous en prie, ne le lui dites surtout pas ! Elle ne serait pas contente si elle le savait.
Bak imagina la scène que déclencherait Aset si elle surprenait son père à la regarder la nuit – à l’espionner, dirait-elle probablement. Il s’approcha de la porte et appela le garde.
— Monte aux appartements et escorte la demoiselle Aset jusqu’au bureau de son père.
— De quel droit !… fulmina Ouaser, bondissant sur ses pieds en le foudroyant des yeux.
— Assieds-toi, commandant ! ordonna Kenamon, dont la voix habituellement placide retentit avec autorité. Le lieutenant Bak remplit sa mission comme bon lui semble, et tu dois le laisser procéder.
Ouaser s’effondra sur son siège, pâle et crispé. Kenamon était un prêtre de haut rang contre lequel on ne pouvait se dresser à la légère.
— Tu n’as aucun droit ni aucune raison d’interroger ma fille, lieutenant. Elle n’a rien à voir avec le meurtre de Pouemrê.
En entendant des pas légers dans la cour, Bak se tourna. Aset approchait entre les rangées de piliers, les yeux rivés sur lui, les traits aussi tendus et anxieux que ceux de son père. Le garde marchait derrière elle, soit qu’il la crût capable de désobéir à cet appel, soit – plus probablement – qu’il fut dévoré par la curiosité.
Bak se tourna vers Ouaser et lui dit entre ses dents, d’un ton aussi dur que la pierre :
— Prononce un seul mot sans que je t’y autorise, et je t’inculpe de meurtre et de haute trahison.
— De meurtre et… Quoi ?
Saisi, Ouaser regarda tour à tour Bak et Kenamon.
— Il a tous les droits et de solides raisons pour ce faire, soutint le prêtre avec sévérité.
Aset passa à côté de Bak, qui barrait à moitié la porte. Remarquant la tension sur le visage de Ouaser, elle eut à peine un regard pour le prêtre.
— Qu’y a-t-il, père ? Que t’a-t-il raconté ? dit-elle en jetant un coup d’œil vers le policier.
— Va chercher le lieutenant Nebseni ! ordonna Bak au garde. Ramène-le ici le plus vite possible.
Le garde, dont le visage animé exprimait l’excitation et la détermination, pivota sur lui-même et s’éloigna à grands pas.
Aset regardait alternativement les trois hommes. Que Nebseni fût interpellé, après sa propre convocation, la troublait manifestement et sapait son assurance. Quand ses yeux se posèrent sur son père, cherchant un encouragement, il secoua la tête en une mimique qui fut incompréhensible pour elle, à en juger par son expression interrogative.
— Demoiselle Aset, ton père affirme que tu étais dans ton lit la nuit où le lieutenant Pouemrê a été assassiné.
Bak leva la main, prévenant d’avance toute réponse.
— Tu n’y étais pas, je le sais, pas plus que tu n’étais dans cette maison.
— Qui prétend cela ? Une des servantes ? riposta-t-elle en relevant le menton d’un air de défi qui contrastait avec sa voix tremblante. C’est un mensonge ! Je suis restée ici toute la nuit, de même que mon père.
Kenamon la contempla sombrement et parut sur le point de prendre la parole mais, comme Bak, il entendit des pas rapides dans la cour et remit donc ses commentaires à plus tard.
Bak, qui observait Aset, vit du coin de l’œil Nebseni, la mine lugubre, contourner trois scribes qui débattaient au milieu de la cour du sens d’un glyphe obscur. La tentation de fouler les susceptibilités du jeune officier était trop forte pour qu’il y résiste.
— Je suppose que le lieutenant Nebseni a également dormi ici cette nuit-là, ironisa-t-il d’une voix forte. Partageait-il ta couche, je me le demande ? Ou Pouemrê est-il revenu te tenir compagnie ?
Nebseni fit irruption sur le seuil, empoigna Bak par l’épaule et l’obligea à se retourner.
— Sale porc !
Il recula le poing, une lueur meurtrière dans les yeux, et frappa.
Bak, un peu surpris par une réaction aussi téméraire, para le coup du bras. Avec une rapidité née de nombreuses et longues heures de pratique, il attrapa le poignet de Nebseni et, d’une torsion, le lui ramena haut entre les omoplates, arrachant un gémissement à l’archer.
Kenamon retenait son souffle, secoué par cette soudaine violence. Ouaser, assis au bord de son siège, refrénait son envie d’aider son jeune ami. Dans la cour, les scribes accoururent en jacassant comme des pies pour regarder par la porte. Le garde, ahuri et paralysé par la surprise, n’était plus très sûr de savoir qui exerçait l’autorité.
— Par pitié, ne lui fais pas de mal ! s’écria Aset.
Bak la revoyait, penchée sur Nebseni quand l’archer et lui étaient entrés en collision, quelques jours plus tôt. Il était convaincu que s’il maltraitait le jeune homme un tant soit peu, elle parlerait, mais cela n’était pas dans ses méthodes. Il força un peu plus sur la main, provoquant un autre gémissement, et projeta Nebseni dans la pièce, aux pieds de Ouaser.
Alors, Bak remarqua les scribes et le garde à la porte.
— Laissez-nous. Il n’y a rien à voir.
— Retournez à vos occupations, ordonna Ouaser en se levant avec un sourire crispé. Il s’agit d’un malentendu, rien de plus.
Les scribes s’éloignèrent en chuchotant entre eux. Le garde se détendit et décida de croire son commandant sur parole. Bak observait un silence menaçant en attendant de pouvoir parler en privé.
— Vous mentez tous depuis le début, dit-il enfin, ses yeux passant d’un visage stupéfait à l’autre. Non seulement à moi, mais les uns aux autres. À présent, j’exige la vérité.
— Je vous conjure de vous expliquer, dit Kenamon. Si vous ne parlez pas très vite avec honnêteté et candeur, je crains pour Ouaouat et pour le pays de Kemet.
Ouaser, assombri par l’inquiétude et la perplexité, se laissa tomber sur son fauteuil et observa le vieux prêtre. Nebseni, qui s’était relevé, regardait Bak, son commandant et Aset, le désarroi le disputant à la colère et à l’humiliation après sa défaite cuisante.
— Nous étions tous les trois dans cette maison, déclara Aset d’un ton de défi. Essaie donc de prouver le contraire !
Bak eut envie de lui donner une bonne fessée. Elle lui forçait la main et l’obligeait à aller plus loin qu’il ne l’aurait voulu.
— Commandant Ouaser, lieutenant Nebseni, je vous accuse tous les deux de meurtre sur la personne du lieutenant Pouemrê, et de haute trahison contre la maison royale.
Il conserva un ton dur et froid, presque grinçant pour conclure :
— Demoiselle Aset, tu comparaîtras à leurs côtés devant le vice-roi pour complicité de meurtre.
— Tu es devenu fou ! ricana Nebseni.
— Ne te moque pas, jeune homme, dit paisiblement Kenamon. Nous savons que Pouemrê avait connaissance d’un complot qui pourrait être imputé à tort à la maison royale, et causer toutes sortes de calamités dans cette contrée stérile.
— Cette accusation n’est qu’une feinte, riposta Ouaser. Tu crains tant le directeur du Trésor et tu es si désespéré de mettre la main sur le meurtrier de son fils que tu frappes à l’aveuglette.
Le vieux prêtre secoua tristement la tête.
— Mon cœur saigne pour toi, commandant. Tu donnerais volontiers ta vie pour ta fille, pourtant tu refuses de voir la vérité.
— Comment pourrais-je connaître la vérité ? Ce maudit policier ne me donne aucune explication !
— En quoi as-tu mérité ma confiance ? répliqua Bak. Tu as voulu étouffer la disparition de Pouemrê et tu m’as barré le chemin dès l’instant où j’ai franchi les portes de cette cité.
Il fit les cent pas, se tourna, revint se planter devant le commandant qu’il dominait de toute sa taille.
— J’aimerais croire que tu protèges simplement ta fille, une jeune écervelée qui parvient toujours à soumettre ton affection à sa volonté, une enfant stupide, qui mentirait à Maât elle-même pour vous protéger, son fiancé et toi.
Il se tourna vivement vers Aset et l’affronta d’un ton sec :
— Ose le nier !
La tête haute, elle refusa de répondre. Une rougeur s’étendait sur les joues de Nebseni, comme si, pour la première fois, il comprenait qu’elle l’aimait vraiment. Ouaser s’agitait sur son siège, honteux de la faiblesse de son cœur et des désordres de sa maisonnée.
— Le châtiment encouru pour la trahison est la mort, commandant, déclara Bak d’un ton de mauvais augure, tout en priant pour que Ouaser ne relève pas le défi.
Celui-ci ferma les yeux et parla avec résignation :
— Je n’ai trahi ni mes dieux ni ma patrie, et je ne vois pas comment tu démontrerais le contraire. Mais être accusé d’un crime aussi odieux ruinerait ce qui reste de ma vie, celles de ma fille et de celui qui est pour moi aussi proche qu’un fils. Je te dirai donc ce que tu veux savoir.
— Père !
Ouaser lui imposa silence d’un geste de la main.
— Comme tu l’as deviné, lieutenant, la nuit où Pouemrê est mort j’ai quitté cette résidence peu après le départ de mes officiers. Je suis allé chez une femme que je connais dans la ville basse, et qui témoignera que j’ai passé toute la nuit auprès d’elle. Ses serviteurs se porteront garants pour moi, de même que le garde assigné à ce secteur de la ville.
Aset le fixait, bouche bée. Si Bak n’avait eu tant de mal à pousser Ouaser à parler, il en aurait éclaté de rire, mais il se contint, de peur de perdre cet avantage durement acquis.
Ouaser adressa à la jeune fille un sourire forcé.
— Même moi, je dois avoir une vie, ma fille.
Elle esquissa un faible sourire.
— Oh, père, j’avais si peur ! Je savais que tu n’avais pas dormi dans ton lit cette nuit-là, et j’ai cru… j’ai cru que tu avais entendu ces horribles rumeurs…
Elle baissa les yeux et rougit, la gorge nouée. L’expression de Ouaser devint grave.
— En revenant par la porte sud, à l’aube, je t’ai vue marcher d’un pas pressé dans les rues, sans autre femme pour t’escorter afin que tu regagnes la maison saine et sauve.
Sa voix soudain rude trahit sa répugnance à poser une question dont il redoutait la réponse :
— D’où venais-tu ?
— De la caserne. Je cherchais Nebseni.
Ce fut au tour du jeune archer de rester pantois.
— J’ai attendu plus d’une heure, à bavarder avec les hommes de guet. Je t’avais entendu te disputer une fois encore avec Pouemrê, expliqua-t-elle d’un air coupable. Vous en étiez presque venus aux mains… J’ai appris ensuite qu’il t’accusait d’avoir battu en retraite lors d’une escarmouche, au moment où ses hommes avaient besoin d’aide, mais sur le coup j’ai imaginé… Eh bien, tu devines sûrement ce que j’ai pensé. C’est pourquoi, à la fin, j’ai fait promettre aux gardes de ne pas te révéler que j’étais venue.
— Me croyais-tu vil au point de ramper derrière lui pour lui ôter la vie, au lieu de l’affronter d’homme à homme ? lui reprocha Nebseni avec un sourire amer.
— Nullement ! protesta-t-elle. Tout ce que je savais, c’est que tu n’étais pas là où tu aurais dû être : à la caserne.
— Je marchais sur les remparts, autour de la ville. J’avais entendu les rumeurs qui circulaient sur ton compte. J’essayais de trouver le courage d’annoncer à ton père que je ne voulais pas passer le reste de ma vie avec du linge souillé.
Aset courba la tête et couvrit son visage de ses mains.
— Les sentinelles t’ont certainement vu là-haut, dit Bak.
Nebseni acquiesça, les yeux fixés sur sa fiancée, distrait par cette révélation qui importait beaucoup plus à ses yeux qu’un alibi. Avec hésitation, il alla vers la jeune fille et l’enlaça.
— Ne pleure pas, ma bien-aimée. Ta servante Meret est venue me trouver. Elle m’a assuré que toutes ces rumeurs étaient pures calomnies.
Aset appuya son front contre la poitrine de Nebseni et se blottit dans ses bras. Ouaser, qui observait le couple avec un soulagement manifeste et une prudente satisfaction, sentit le regard de Bak peser sur lui. Il fixa l’homme qui l’avait tant tourmenté et lui offrit un sourire hésitant.
— Je te dois davantage que des réponses, lieutenant Bak. Que puis-je faire pour t’aider ?
— « La santé du prince a paru s’améliorer pendant qu’il campait pour la nuit, mais ce matin, peu après que la caravane s’est remise en route, il a été victime d’une nouvelle attaque. »
Le courrier, un jeune homme petit, sec et nerveux, se tenait au garde-à-vous pour répéter le message qu’on lui avait confié. La sueur formait des filets dans la poussière qui collait à ses joues.
— « Le roi Amon-Psaro avait hâte d’atteindre Iken avant la tombée de la nuit. Il a été grandement désappointé par la nécessité d’interrompre son voyage à la fois si près et si loin du but. »
Bak feignait la déception et dissimulait son soulagement devant ce répit qu’on lui accordait pour son enquête, et dont bénéficieraient également les hommes qui peinaient sur l’île. Kenamon serait fou d’inquiétude, mais presque tout le monde, à Iken, accueillerait ce sursis avec plaisir.
Solennel, Ouaser scrutait le désert vers le sud comme si, dans le lointain embrumé, il pouvait distinguer le campement kouchite. Un souffle de vent poussait un tourbillon de poussière le long de l’étroit chemin de ronde et entraîna une feuille sèche au-dessus du parapet.
Ils se tenaient en haut du mur d’enceinte massif de la forteresse. Bak préférant discuter de la menace contre la vie d’Amon-Psaro en un lieu plus discret que la résidence, Ouaser lui avait suggéré de l’accompagner dans l’une des inspections-surprises qu’il réservait périodiquement aux sentinelles. Bak avait accepté avec empressement, mais s’il avait su combien l’air serait étouffant, il aurait proposé à la place une promenade le long du fleuve.
— Tu diras au roi Amon-Psaro que mon cœur est lourd de déception, répondit Ouaser au courrier. Je me réjouissais de le voir aujourd’hui à Iken. Néanmoins, la santé du prince important plus que tout, je comprends la nécessité de repousser son arrivée. Je me rendrai au plus vite chez Amon pour lui offrir de ferventes prières afin que l’enfant soit à même de voyager dès demain.
— C’était parler en vrai diplomate, remarqua Bak, souriant, quand le courrier fut parti en toute hâte rapporter son message.
— De trop nombreuses années passées sur la frontière, à accueillir les ambassadeurs étrangers, ont rendu ma langue aussi onctueuse que celle d’un courtisan.
Ses yeux se posèrent sur une sentinelle qui approchait – la dernière à inspecter. L’homme, un vétéran, pouvait avoir une quarantaine d’années. Son teint bruni révélait qu’il avait vécu l’essentiel de son existence sous le soleil du désert. Il s’arrêta devant son commandant et se mit au garde-à-vous, le regard fixé au loin. Sérieux et compétent, Ouaser examina son uniforme, ses armes et son aspect physique.
En attendant, Bak s’accouda sur l’épais mur en brique crue et contempla la plaine ocre, qui s’étendait à perte de vue. Sa couverture sablonneuse était déchirée çà et là par de sombres arêtes et des mamelons de granit. Une forte brise venue de l’ouest en ridait la surface. L’air s’emplissait de particules de sable qui coloraient le ciel de jaune pâle et voilaient le soleil. Au loin, dans les lignes brouillées de l’horizon, la terre et le ciel se confondaient. Une poussière impalpable collait au corps moite de Bak, qui sentait sur sa langue le goût du désert, de minuscules parcelles de roc desséché et usé portées par les vents depuis des terres lointaines. Ses poignets le démangeaient, sous ses larges bracelets en perles. Il aspirait à plonger dans l’eau et, par bonheur, il en aurait peut-être le temps.
La sentinelle reprit sa ronde et Ouaser rejoignit Bak près de la muraille.
— J’aime à croire que rien n’arrive à mon insu, dans cette garnison, confia-t-il d’une voix teintée d’inquiétude et de remords. Comment n’ai-je pas discerné un complot contre Amon-Psaro ?
— As-tu vraiment dit à Houy et à tes autres officiers de me mettre des bâtons dans les roues ? lui demanda Bak, sans s’apitoyer.
Ouaser eut la bonne grâce de rougir.
— Je n’ai pas caché qu’à mon avis, le meurtrier nous avait rendu à tous un signalé service, mais je ne suis pas allé plus loin.
— En d’autres termes, tu as approuvé tout manque d’empressement à m’aider.
Bak regretta son ton accusateur et comprit qu’il devait abandonner ce sujet, ou il risquerait d’éveiller de nouveau l’antagonisme d’un officier dont la coopération lui était terriblement précieuse.
— Combien d’hommes seraient-ils impliqués dans cette conspiration ? demanda Ouaser.
— Un seul, s’il faut en croire les dessins du petit Ramosé. Et je tends plus que jamais à y ajouter foi, maintenant que j’ai vérifié ton alibi et celui de Nebseni, ne put-il s’empêcher de préciser. Je sais que vous êtes innocents. Cette idée de complot me tourmentait depuis le début.
Ouaser se détourna, les épaules voûtées, les mains derrière le dos, et franchit la courte distance qui les séparait de la tour d’angle. Bak fixa le commandant, soudain saisi d’un doute. Comment un seul homme pouvait-il espérer frapper un roi, toujours entouré de gardes et de valets ? « Se pourrait-il que je fasse fausse route ? se demanda-t-il. N’ai-je amené au jour une conspiration du silence que pour en négliger une autre ? »
Ouaser revint vers lui, triste mais résolu.
— Je connais mes officiers d’état-major depuis des années, lieutenant Bak, et je suis fier d’appeler chacun d’eux mon ami. Mais, si tu le désires, je t’attribuerai un bureau tranquille et je te les enverrai un par un. Je te donne toute latitude pour les interroger comme bon te semble. Au moyen du bâton, s’il le faut.
Tous les doutes que Bak avait pu conserver au sujet du chef de garnison disparurent complètement.
— La caravane d’Amon-Psaro étant bloquée dans le désert, je dispose d’un jour de sursis. Peut-être les dieux me souriront-ils en me permettant de rayer tous les noms de ma liste de suspects jusqu’à ce qu’il n’en reste qu’un, avant que le roi n’entre dans Iken. Sinon, je crains fort de devoir accepter ta proposition.